Cœur de Clara Luciani, ou la résignation triomphale du deuxième album

Critique de l’album Cœur (11 juin 2021) de Clara Luciani

Pour une jeune auteure-compositrice-interprète comme Clara Luciani, connaître une exposition médiatique et un succès conséquents dès son premier album peut être à double tranchant. L’histoire est bien connue : sorti au printemps 2018, le disque de Luciani, Sainte-Victoire a été bien accueilli par la critique avant de gagner un regain d’intérêt public quelques mois plus tard grâce au single “La Grenade”. Avec sa rythmique disco accrocheuse et son refrain en forme de slogan pseudo-féministe, le titre était susceptible de marcher. Sauf que “La Grenade” a largement conditionné la direction artistique suivie ensuite par Luciani. Des morceaux comme “Nue” et “Ma sœur”, extraits des rééditions successives de Sainte-Victoire, se basent ainsi de nouveau sur l’esthétique disco pour la musique et les messages identitaires pour les paroles. Pourtant, Luciani pouvait largement plus, elle qui a maîtrisé l’alliance entre profondeur émotionnelle et efficacité mélodique sur des titres comme “Les Fleurs” ou “Monstre d’amour”.

Malheureusement pour celles et ceux qui avaient accroché au travail de Luciani pour ses moments plus électriques et sensibles, son deuxième album Cœur plonge à fond dans le revival disco, ne s’en éloignant que pour de maigres intermèdes. “Le Reste”, premier extrait du disque, résume le projet. Les paroles ne sont pas vraiment joyeuses – elles sont même pour le coup passablement amères – mais la rythmique dansante et la production stérile affadissent les tournures poétiques et les mélodies prometteuses de Luciani. Le résultat est anodin, suffisamment accrocheur pour générer des streams en nombre, mais jamais émouvant. Luciani a pourtant l’intelligence émotionnelle et la capacité d’écriture pour dépasser la platitude et toucher à l’authenticité. En visant l’efficacité à tout prix, elle s’est condamnée à retomber trop souvent sur des clichés, notamment dès qu’il s’agit de parler d’amour, malgré quelques fulgurances.

Je te sens au loin, chasser mon souvenir

Qui palpite encore, qui va bientôt mourir

Est-ce mon pauvre cœur qui a tout inventé ?

Étais-tu ici ? M’as-tu au moins aimée ?

Paroles du second couplet, “Le Reste”

Il y a bien des tentatives intéressantes – sur le papier – de traiter des sujets rares dans la pop. La chanson-titre d’ouverture évoque par exemple les violences conjugales et rappelle leur inadéquation avec l’idée même d’amour. Le faire au détour d’un nouveau refrain-slogan et sur une rythmique enlevée plus adaptée aux déhanchements qu’à la réflexion semble malheureusement assez maladroit. On est loin du trouble provoqué lorsque Cœur de Pirate, une artiste bien moins hype, s’emparait du sujet sur “De honte et de pardon” il y a quelques années.

Sur “Le Chanteur”, Luciani tente de démystifier la fascination provoquée par les musiciens les plus charismatiques sur un public un peu trop zélé, tout en bâtissant sa propre mythologie pas loin d’être complètement indue après une poignée d’années dans la lumière. Plus loin, la chanteuse nous fait d’ailleurs le coup de la nostalgie pour sa commune de jeunesse avec “La Place” et anticipe déjà son retrait de la scène avec un “Au revoir” particulièrement tiède. Le disque donne en fin de compte l’impression étrange de célébrer sa propre importance sans jamais livrer de substance suffisante pour soutenir ces grands discours. En témoigne l’opportunisme de “Respire encore”, dont le clip est sorti en même temps que l’album et qui s’inscrit explicitement dans la sortie de crise – fondamentalement illusoire – que nous sommes en train de vivre. Avec son refrain conçu pour être irrésistible, ses cœurs incessants et son pont en forme d’appel au public, où Luciani use de son impressionnant charisme, le morceau cherche à faire oublier par tous les artifices sa totale vacuité. 


Le point de non-retour est atteint lorsque Luciani emploie de nouveau la formule guitare-voix qui a fait la force de sa plus puissante chanson à ce jour, “Drôle d’époque”, complainte existentielle qui questionnait avec une profondeur lapidaire les rôles accordés aux femmes, et où la chanteuse faisait preuve d’un courage rare dans l’expression de ses fragilités et de ses doutes. Le résultat de cette nouvelle tentative, “J’sais pas plaire”, fait pâle figure face à son modèle. Qu’elle veuille traiter de la misère affective s’entend, et elle aurait pu toucher une certaine grâce tragique, dans la lignée de “The Winner Takes It All”, le chef-d’œuvre d’ABBA qu’elle a repris en français il y a quelques mois. Cependant, l’angle choisi – celui de n’être pas visible dans les espaces où s’entreprennent la drague et la séduction, des notions qu’il serait temps de déconstruire en profondeur jusque dans la pop – rend le titre ironiquement minaudeur et inauthentique.

On peut être reconnaissant au savoir-faire d’Ambroise Willaume, co-compositeur de Luciani et coproducteur du disque, qui a su varier les ambiances autour du cadre disco, rendant l’ensemble suffisamment agréable et réjouissant pour être écouté d’une traite. Cependant, on ne peut pas s’empêcher de penser que Cœur témoigne d’un certain gâchis des sensibilités artistiques, orchestré par un capitalisme culturel toujours plus puissant. De l’incroyable émotivité et sensualité qu’on avait perçu chez Luciani sur disque et sur scène, il ne reste ici que ce qui est facilement assimilable et vendable.  Pour une artiste capable de parler de désirs féminins et de blessures profondes avec une grande acuité, on ne peut que regretter le choix d’accepter autant le jeu de l’industrie, dont l’influence est ici particulièrement transparente, presque caricaturale et désespérément prévisible. Espérons que Luciani n’ait pas définitivement perdu sa singularité en se laissant limiter et objectifier de la sorte, et qu’avant tout elle se sente bien dans son nouveau rôle d’entertaineuse faisant revivre une époque révolue de la variété française qui ne veut décidément pas mourir.

Crédits pochette : Romance Musique, 2021

5 commentaires Ajouter un commentaire

  1. princecranoir dit :

    Je pense que ce sera la BO de mon été, il commence à tourner en boucle sur mon autoradio.

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    1. Hugo Palazzo dit :

      L’album est globalement bien reçu de ce que j’ai pu voir. Ma déception et la violence de ma critique du disque et de mon analyse du phénomène médiatique sont très subjectives de toute façon. C’est difficile de nier l’efficacité pop de ses chansons, même si ça ne me suffit pas et que j’attendais plus de son évolution artistique.

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      1. princecranoir dit :

        Bonjour Hugo,
        Je comprends les arguments ceci dit. Possible que je me lasse rapidement aussi.
        Toutefois, j’aime bien ce qu’elle fait, et elle a des goûts sûrs. Je l’ai entendue chez Assayas sur Inter, sa sélection était pas mal du tout.

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  2. Hugo Palazzo dit :

    Je doute pas du tout de ses goûts ni de sa sensibilité ou de son intelligence d’ailleurs, c’est bien ce qui me rend aussi irritant le fait de la voir être enfermée dans des formules aussi faciles et d’un autre temps, je pense qu’artistiquement elle « vaut mieux que ça » même si visiblement ça fonctionne pour elle. Espérons que ça dure et qu’il y ait de la sincérité dans la démarche de son point de vue.

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  3. YAS dit :

    Je suis d’accord avec votre lecture des choses et merci! Dans un océan d’éloges nauséabondes quelques voix pour dire que tout cela n’a pas grand chose de nouveau. Mais je pense que vous ne voyez pas qu’elle est bien incapable de plus, l’efficacité c’est sa marque, elle suit le courant n’est en rien une artiste authentique. Tout est pseudo, féministe,e engagée… c’est une opportuniste. bref du vent mais qui fait couler beaucoup d’encre comme notre époque en recèle. Dans quelques années ils ne restera pas grand chose. Du vent je vous dis.

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